Les Cris de Laure
Née
dans une famille d’illustres typographes parisiens, Colette Peignot (1903-1938)
est plus connue sous son pseudonyme de Laure sous lequel son amant Georges
Bataille et son ami Michel Leiris ont publié hors-commerce quelques-uns de ses
écrits trouvés à sa mort (Le Sacré en
1939 et Histoire d’une petite fille en
1943). Atteinte dès l’enfance par la tuberculose, elle fut une adolescente
fragile, sensible et révoltée par la profonde hypocrisie de son milieu. Elle
adopta vite des idées politiques et sociales à l’opposée de celles de sa
famille. Elle fréquenta d’abord Jean Bernier, intellectuel proche des
surréalistes et journaliste à L’Humanité.
En 1930-1931, elle séjourna en URSS pour se faire une idée concrète du régime
soviétique. Elle n’en revint pas convaincue et se lia avec Boris Souvarine qui,
dans son Cercle communiste démocratique et sa revue La Critique Sociale, essayait alors d’organiser une riposte de
gauche au stalinisme. C’est dans ce contexte qu’elle rencontra Bataille avec
lequel elle a passé les deux dernières années de sa courte vie.
Après
les tentatives ferventes mais limitées de Bataille et de Leiris pour faire
connaître ses textes brûlants, il fallut attendre 1971 pour que Pauvert publie Les Écrits de Laure, dans une édition de
son neveu Jérôme Peignot. Puis parurent en 1987 les Écrits retrouvés (Cahiers des Brisants) et en 1999, aux Éditions
des Cendres, Une Correspondance
(lettres à Souvarine, Bataille, Simone Weil, etc). Et voici que nous
parviennent Les Cris de Laure qui
inaugurent la collection « Hors-Cahiers » des Éditions Les Cahiers
(dirigées par le leirisien Jean-Sébastien Gallaire), petite maison qui s’était
déjà signalée l’an dernier par un premier Cahier
Laure, placé tout près de ceux consacrés à Leiris, Bataille et Artaud.
Ce
volume au titre en forme de jeu de mots se partage en deux parties :
d’abord des fragments prenant parfois des allures de poèmes, puis des lettres
(1923-1936).
Les
fragments sont de nature et de tonalités variés. Le premier nous plonge
d’emblée dans la transgression sacrilège :
LAURE Merdedieu
Gosse de riches de
Laure
Sainte-Marie-Mère-de-Dieu
Suivent des rêves dans lesquels
se confondent « les lieux saints et les lieux infâmes », des
souvenirs d’enfance : « Je passais également de longs moments sans
que personne s’en doutât, dans le cabinet de toilette de ma mère où deux
grandes glaces se faisaient vis-à-vis. Je m’efforçais de compter les
représentations de moi-même – quelquefois j’en trouvais 100 d’autres fois bien
plus. » Aux constatations amères (« En attendant l’homme est là dans
sa prison et son univers subastral, translucide, il est là, il s’en va sur la
route avec des pieds qui craquent sur la paillasse et les mains dans les poches »)
succèdent les injonctions (« Il faut s’EXPRIMER / sur ange et démon /
etc »). Ce sont aussi des caricatures qui touchent juste :
« Ils se réunissent dans les cafés / pour siroter leur désespoir / parler
gravement de la psychanalyse / pour les uns c’est une nouvelle / ÉTHIQUE. Leurs
femmes prononcent / ce grand mot qui fait savant. / Elles prennent des airs
d’intellectuelles / à lunettes […] » Elle crie la haine de son enfance
saccagée (elle a été victime d’attouchements de la part d’un prêtre très
introduit dans sa famille qui a étouffé l’affaire), ses souffrances du corps et
de l’âme (« Quelque chose me « vitriole » moralement. »),
son envie irrésistible de vivre, non de végéter, sa soif d’absolu.
Ces
fragments épars et nus comme des aérolithes chus d’une planète lointaine et
oubliée nous touchent au plus profond, même s’ils témoignent d’une tentative
littéraire restée inaboutie.
D’une
encre différente sont les lettres. Alors que Colette est parfois très dure avec
sa mère dans les fragments écrits pour rester secrets (elle la peint
« pleine de honte et de mystère, sombre, sans une lueur de vie ou de joie
vivant de rentes et de bons sentiments »), les lettres qu’elle lui envoie
manifestent une vraie tendresse et une réelle proximité. Elle lui écrit de
Barèges où elle excursionne, de Moscou où elle rencontre Ella Maillart, de
Madrid où elle se trouve en avril 36, peu après la victoire du Frente Popular. De Neuilly, le 12 août
33, elle se dit très inquiète pour son ami Victor Serge (1890-1947), militant
révolutionnaire qui vient d’être arrêté à Léningrad : «Le coup a provoqué
chez sa femme une nouvelle crise de folie, la voici elle aussi enfermée mais
dans un asile d’aliénés. Quelle vie pour leur enfant de dix ans ! Nous
faisons ici tout ce qui est en notre pouvoir. […] J’ai l’esprit et le cœur
tout occupés de cela. »
Les
neuf lettres à Ella Maillart (1903-1997), journaliste et voyageuse suisse,
documentent une relation sur laquelle on ne savait que peu de choses jusqu’ici.
Attirées toutes les deux par l’URSS, elles apprennent le russe pour pouvoir
visiter le pays. Colette fournit à Ella une liste de livres afin que sa
correspondante ait « un aperçu
des principes et de la doctrine, et de l’histoire du communisme ». Lorsque
qu’Ella est encore à Moscou, elle lui demande des photos de femmes
révolutionnaires russes. Elle lui parle de l’organisation du soutien apporté à
Victor Serge emprisonné. Elle l’encourage à écrire et, lorsque son livre Parmi la jeunesse russe est sorti, lui
promet un compte-rendu dans La Critique Sociale « mais comme nous
sommes fauchés, nous paraissons à intervalles très espacés et il y a un
formidable embouteillage. »
Ce
petit livre complète les précédents, affine le portrait de cette « gosse
de riches » devenue militante révolutionnaire.
Laure : Les Cris de Laure, fragments,
poèmes suivis de Correspondance (1923-1936) annotée par Anne Roche, édition
établie par Rebecca Ferreboeuf et Jean-Sébastien Gallaire, Éditions Les
Cahiers, 120 pages, 2014.
Christian
LIMOUSIN
NB : Jean-Sébastien Gallaire
sera présent à Vézelay le 24 octobre à la Maison Jules Roy pour la sortie du
n°2 des Cahiers Bataille.