samedi 18 octobre 2014

La chronique de Christian Limousin, avant la soirée Bataille à la Maison Jules Roy le 24 octobre


                                                Les Cris de Laure

 

            Née dans une famille d’illustres typographes parisiens, Colette Peignot (1903-1938) est plus connue sous son pseudonyme de Laure sous lequel son amant Georges Bataille et son ami Michel Leiris ont publié hors-commerce quelques-uns de ses écrits trouvés à sa mort (Le Sacré en 1939 et Histoire d’une petite fille en 1943). Atteinte dès l’enfance par la tuberculose, elle fut une adolescente fragile, sensible et révoltée par la profonde hypocrisie de son milieu. Elle adopta vite des idées politiques et sociales à l’opposée de celles de sa famille. Elle fréquenta d’abord Jean Bernier, intellectuel proche des surréalistes et journaliste à L’Humanité. En 1930-1931, elle séjourna en URSS pour se faire une idée concrète du régime soviétique. Elle n’en revint pas convaincue et se lia avec Boris Souvarine qui, dans son Cercle communiste démocratique et sa revue La Critique Sociale, essayait alors d’organiser une riposte de gauche au stalinisme. C’est dans ce contexte qu’elle rencontra Bataille avec lequel elle a passé les deux dernières années de sa courte vie.

            Après les tentatives ferventes mais limitées de Bataille et de Leiris pour faire connaître ses textes brûlants, il fallut attendre 1971 pour que Pauvert publie Les Écrits de Laure, dans une édition de son neveu Jérôme Peignot. Puis parurent en 1987 les Écrits retrouvés (Cahiers des Brisants) et en 1999, aux Éditions des Cendres, Une Correspondance (lettres à Souvarine, Bataille, Simone Weil, etc). Et voici que nous parviennent Les Cris de Laure qui inaugurent la collection « Hors-Cahiers » des Éditions Les Cahiers (dirigées par le leirisien Jean-Sébastien Gallaire), petite maison qui s’était déjà signalée l’an dernier par un premier Cahier Laure, placé tout près de ceux consacrés à Leiris, Bataille et Artaud.

            Ce volume au titre en forme de jeu de mots se partage en deux parties : d’abord des fragments prenant parfois des allures de poèmes, puis des lettres (1923-1936).

            Les fragments sont de nature et de tonalités variés. Le premier nous plonge d’emblée dans la transgression sacrilège :

                                   LAURE Merdedieu

                                   Gosse de riches de   

                                   Laure Sainte-Marie-Mère-de-Dieu

Suivent des rêves dans lesquels se confondent « les lieux saints et les lieux infâmes », des souvenirs d’enfance : « Je passais également de longs moments sans que personne s’en doutât, dans le cabinet de toilette de ma mère où deux grandes glaces se faisaient vis-à-vis. Je m’efforçais de compter les représentations de moi-même – quelquefois j’en trouvais 100 d’autres fois bien plus. » Aux constatations amères (« En attendant l’homme est là dans sa prison et son univers subastral, translucide, il est là, il s’en va sur la route avec des pieds qui craquent sur la paillasse et les mains dans les poches ») succèdent les injonctions (« Il faut s’EXPRIMER / sur ange et démon / etc »). Ce sont aussi des caricatures  qui touchent juste : « Ils se réunissent dans les cafés / pour siroter leur désespoir / parler gravement de la psychanalyse / pour les uns c’est une nouvelle / ÉTHIQUE. Leurs femmes prononcent / ce grand mot qui fait savant. / Elles prennent des airs d’intellectuelles / à lunettes […] » Elle crie la haine de son enfance saccagée (elle a été victime d’attouchements de la part d’un prêtre très introduit dans sa famille qui a étouffé l’affaire), ses souffrances du corps et de l’âme (« Quelque chose me « vitriole » moralement. »), son envie irrésistible de vivre, non de végéter, sa soif d’absolu.

            Ces fragments épars et nus comme des aérolithes chus d’une planète lointaine et oubliée nous touchent au plus profond, même s’ils témoignent d’une tentative littéraire restée inaboutie.

            D’une encre différente sont les lettres. Alors que Colette est parfois très dure avec sa mère dans les fragments écrits pour rester secrets (elle la peint « pleine de honte et de mystère, sombre, sans une lueur de vie ou de joie vivant de rentes et de bons sentiments »), les lettres qu’elle lui envoie manifestent une vraie tendresse et une réelle proximité. Elle lui écrit de Barèges où elle excursionne, de Moscou où elle rencontre Ella Maillart, de Madrid où elle se trouve en avril 36, peu après la victoire du Frente Popular. De Neuilly, le 12 août 33, elle se dit très inquiète pour son ami Victor Serge (1890-1947), militant révolutionnaire qui vient d’être arrêté à Léningrad : «Le coup a provoqué chez sa femme une nouvelle crise de folie, la voici elle aussi enfermée mais dans un asile d’aliénés. Quelle vie pour leur enfant de dix ans ! Nous faisons ici tout ce qui est en notre pouvoir. […] J’ai l’esprit et le cœur tout occupés de cela. »

            Les neuf lettres à Ella Maillart (1903-1997), journaliste et voyageuse suisse, documentent une relation sur laquelle on ne savait que peu de choses jusqu’ici. Attirées toutes les deux par l’URSS, elles apprennent le russe pour pouvoir visiter le pays. Colette fournit à Ella une liste de livres afin que sa correspondante ait « un aperçu des principes et de la doctrine, et de l’histoire du communisme ». Lorsque qu’Ella est encore à Moscou, elle lui demande des photos de femmes révolutionnaires russes. Elle lui parle de l’organisation du soutien apporté à Victor Serge emprisonné. Elle l’encourage à écrire et, lorsque son livre Parmi la jeunesse russe est sorti, lui promet un compte-rendu dans La Critique Sociale « mais comme nous sommes fauchés, nous paraissons à intervalles très espacés et il y a un formidable embouteillage. »

            Ce petit livre complète les précédents, affine le portrait de cette « gosse de riches » devenue militante révolutionnaire.

 

Laure : Les Cris de Laure, fragments, poèmes suivis de Correspondance (1923-1936) annotée par Anne Roche, édition établie par Rebecca Ferreboeuf et Jean-Sébastien Gallaire, Éditions Les Cahiers, 120 pages, 2014.

 

                                                                                                          Christian LIMOUSIN

 

NB : Jean-Sébastien Gallaire sera présent à Vézelay le 24 octobre à la Maison Jules Roy pour la sortie du n°2 des Cahiers Bataille.