Comment enterrer les morts ?
A l’occasion de la sortie du film Réparer les vivants adapté du roman
éponyme de Maylis de Kerangal, je sors de mes archives un article que j’avais
écrit à l’occasion de la parution du livre en septembre 2014.
Réparer les vivants, ça se lit
facilement, il n’y a rien à dire de l’écriture, les personnages, la psychologie
des personnages, le suspense, tous les ingrédients d’une narration palpitante
qui bat au rythme d’un cœur en sursis. Disons d’un cœur en transit dont le
passage d’un mort à un vivant se joue comme une tragédie grecque, sur le champ
de bataille de l’unité de temps et de l’unité de lieu. Vingt-quatre heures dans
un hôpital. Les personnages sont incarnés, vivants, campés dans une rhétorique
émotionnelle codifiée, aussi codifiée que dans une série télévisée, panique,
effondrement, colère, pleurs, doutes, décisions. Le synopsis d’un film y est
déjà inscrit en creux.
Une tragédie
humaine simple, comme celles dont les faits divers rendent compte, un accident
de voiture, la mort d’un jeune homme, sur laquelle a été greffé un reportage
très documenté sur le don d’organes, comme tant d’autres que l’on a pu voir à
la télévision. Aujourd’hui le protocole de la transplantation des organes est
largement connu du grand public. La tragédie faussement annoncée dès le début
aurait nécessité selon les codes en vigueur de risquer la question du fatum qui régit l’irréductible
condition humaine. Mais dans ce roman, comme dans bien d’autres romans
contemporains, la frontière entre information et narration romanesque s’est
considérablement rétrécie ces dernières années, phénomène lié – je me
l’explique ainsi – en partie par l’entrée massive des journalistes en
littérature et dans les maisons d’édition, et beaucoup au penchant déjà très
accentué de la presse à rendre conte
de l’actualité.
Donc dans le
genre « informatif », Réparer
les vivants est un roman réussi. Avec un souci emphatique pour la
description des corps, des postures, des états psychologiques, cette délicate
attention à portraiturer tous les personnages sans en négliger un, Marianne,
Sean, Simon, Thomas, Alice, les docteurs, les malades, et j’en passe, un à un
érigé par leur mécanique gestuelle en intermédiaire identificatoire si
nécessairement humain dans le transfert entre le lecteur et le projet de
l’écrivain. Le don d’organe comme parabole du don d’écriture, la greffe a pris…
Maylis de Kerangal a opté pour le pacte de lecture émotionnel et il se prête
admirablement à ce sujet jugé par la critique comme courageux et si réel.
Maylis de Kerangal
se garde bien d’entrer dans le dilemme métaphysique qu’elle amène
anecdotiquement dans un Lavomatic :
Enterrer les morts et réparer les
vivants, la citation de
Platonov relevée dans un journal comme on relève une information banale. Enterrer
les morts pose véritablement l’enjeu que le don d’organes devrait nous
inviter à penser. L’auteur l’a tout
simplement rayé de son titre, comme elle a rayé de son roman la question
métaphysique. Que deviennent les morts, que deviennent les organes qui ressuscitent
dans d’autres vies ? Claire, la transplantée, ne peut tout simplement pas
dire merci à la famille de son donneur, vide préoccupation de la fin, sans
grand destin pour la littérature.
Car si le roman
a un destin, comme je le crois, c’est bien celui d’inventer les questions que
l’homme n’a pas encore posées, d’imaginer la part invisible de ce monde-ci
réduit à un spectacle usé. La recrudescence de la littérature informationnelle
nous confine inéluctablement sur un territoire mortifère (que je définis comme
l’opposé de l’émerveillement), territoire que se partagent déjà tant et tant de
discours morts-nés. La transplantation d’un organe se limite-t-elle à échanger
un boulon usé contre un boulon neuf ?
Le cœur plus que tout autre organe est chargé d’une valeur symbolique.
Il est le siège des affects et de la Vie. Avec le don d’organes, la disparition
de l’être se voit différé, reterritorialisé dans l’autre et s’ouvre sur une
promesse d’un Au-delà, non plus au Paradis mais dans le monde des vivants. La
possibilité de cette transmigration d’une « part de l’être » dans un
autre corps travaille non seulement la
société mais modifie aussi notre perception de la « fin » de toute
vie. Une modification qui s’opère dans l’effroi et l’espérance qu’elle nourrit.
Comment des parents enterrent-ils un enfant dont le cœur continue à
battre dans un autre ? Comment une personne transplantée peut-elle
recevoir dans sa chair une part de l’autre sans en être modifiée ? Peut-être ce
roman aurait-il dû commencer par la fin !
Claire Tencin