Jalouser Jourde
« Eric
Chevillard est mon ami » dit Pierre Jourde, ce que, même en en limitant
l’acception aux liens « d’amitié » qui se filent et défilent sur les
réseaux sociaux, je ne saurais dire : ce n’est pas Eric Chevillard
lui-même qui administre la page à lui consacrée, créée par deux admirateurs de
l’écrivain.
« Ecrivains », c’est par ce mot, précisément,
cinglant seul au milieu d’une page, que Pierre Jourde ouvrait la dernière
partie de son audacieux « La littérature sans estomac », après y avoir
dûment éreinté les livres de celles et ceux qui, selon lui, n’en étaient pas.
Eric Chevillard était au nombre des trois qui se trouvaient après cette page
inaugurale, « Ecrivains », les trois seuls adoubés par Jourde.
C’était à la fin du siècle dernier, période à partir de laquelle je peux donc
dater le moment où je connus l’existence puis l’œuvre d’Eric Chevillard…
Pour
le RVLE, nous aurions aimé le faire venir à Vézelay (il vit à Dijon, ce n’est
pas le bout du monde) ; nous avons même tenté notre chance en passant par
son éditeur. Las ! Le bonhomme ne goûte guère d’exhiber sa personne. Ce
qu’il me confirma de vive voix, ce 27 janvier 2017 où, à l’invitation d’une
librairie parisienne, il vint tout de même présenter son dernier opus :
« Ronce-rose ». Tout transi d’admiration, j’eus alors cette
confidence du maître : « Ça ne se voit peut-être pas, mais je combats
une grande tension en moi pour être là ce soir » (citation reconstituée en
substance, où n’apparaît pas la douceur navrée de l’excuse renouvelée). Et en
réponse à ma question de savoir si son éditeur ne l’incitait pas, tout de même,
à paraître en public : « Non, me dit-il, c’est une chance que
les grands de chez Minuit aient préalablement damé ce terrain-là : Beckett
détestait parader. » (citation approximative reconstituée en esprit). Pour
moi qui, regrettant d’avoir déjà manqué l’occasion avec Proust, voulait tant ne
pas recommencer l’erreur avec Chevillard, pour une rencontre loupée avec lequel
je n’aurais plus eu le prétexte de l’écart infranchissable de l’âge, ce 27
janvier, donc, je fus comblé de constater qu’Eric Chevillard existait, qu’il
avait une voix, portant un discours brillant, que le « roi avait un
corps » (comme je le lui dis, faisant précisément référence à Michon
écrivant sur Beckett).
Mat revers de son talent d’or, Eric Chevillard ne souhaite
donc exister publiquement que par ses livres. Goût du retrait, signe d’une
modestie vraie, de celle qui a la modestie d’elle-même, notamment celle de ne
pas peser sur l’orgueil légitime de qui se sait une œuvre originale, une œuvre
très importante derrière soi ; orgueil serein et justifié qui se goûte
seulement dans l’intimité du rapport entre soi et soi.
J’échappais
ainsi à l’épreuve de le recevoir, de le présenter à Vézelay, de parler de son
œuvre, tout ce dont la seule représentation perspective me terrorisait.
« Vous
êtes un ours, vous l’écrivez et je veux bien vous croire : sans doute,
même, la raideur de vos poils le dispute au piquant de ceux du hérisson. Je le
suis aussi, et c’est violence de bateleur qu’il faut que je me fasse avant de
vendre ma peau. Donc, n’ayez crainte, entre ours, on se comprend. ». C’est
ce par quoi je comptais l’amadouer dans ma lettre de fin décembre 2016. Il faut
croire qu’il m’aura entendu au-delà de l’attendu, pour me soulager par son
refus, exprimé le 12 janvier, là encore avec une touchante modestie :
« Je vais décliner l’invitation pourtant, en m’excusant. J’ai deux ou
trois rencontres prévues à l’occasion de la sortie de mon livre. C’est déjà
plus que je ne voudrais. Ce n’est vraiment pas mon terrain... »
S’il
était venu en terrain vézelien, passée l’épreuve, avec quelle fierté pourtant
l’eussé-je conduit, promené, faisant le guide par les venelles bordées de ces
pierres qui ont la rugosité cunéiforme laissée par de grands noms de la
littérature ; avec quelle avidité eussions-nous respiré tout là-haut, dos
à la Basilique (qui eût alors sacré un nouveau roi) ! Bienheureux, moi
qui, comme Don Quichotte grâce au statisme de Chevillard (le cheval de bois, Clavileño dans l’original), après ce voyage qu’eût
simulé le souffle frais qui bat la Colline Éternelle, n’eusse pas eu à en
découdre avec quelque Malambrun, ce qui, comme Dulcinée, m’eût laissé
durablement enchanté.
Puisque
l’œuvre d’Eric Chevillard y suffit amplement.
Je
serai bref sur celle-ci, la presse et la Toile sont suffisamment disertes et
point n’est utile de les recopier. Des études et colloques lui ont été
consacrés : « Pour Eric Chevillard » (Éditions de Minuit),
ouvrage collectif auquel ont participé Bruno Blanckeman, Tiphaine Samoyault,
Dominique Viart, Pierre Bayard ; « Eric Chevillard dans tous ses
états » (Classiques Garnier). Les romans, en prose jubilatoire, d’Eric
Chevillard sont publiés aux « Éditions de Minuit », éditeur historique
auquel s’est joint plus récemment « L’arbre vengeur » pour la
publication des aphorismes dont il nourrit quotidiennement son blog,
« L’autofictif ».
En
outre, presque chaque semaine, il tient son « Feuilleton » dans
« Le Monde des livres », très lu et dans lequel, sans complaisance,
il aborde de façon critique un échantillon représentatif de la production
livresque contemporaine.
Signalons
enfin le beau portrait qui dévoile un peu l’écrivain, paru dans L’Obs du 12
janvier dernier.
L’œuvre
proprement dite, est forte de trente-neuf livres, déjà (Eric Chevillard est né
en 1964) avec, outre les différents volumes de «L’autofictif », des titres
comme « Mourir m’enrhume » (1987) à « Juste ciel » (2015)
et « Ronce-Rose » (2017), en passant par « Choir » (2010)
ou « Démolir Nisard » (2006).
Dominique Drouin