lundi 6 mars 2017

Sur Eric Chevillard....par Dominique Drouin


 

Jalouser Jourde



« Eric Chevillard est mon ami » dit Pierre Jourde, ce que, même en en limitant l’acception aux liens « d’amitié » qui se filent et défilent sur les réseaux sociaux, je ne saurais dire : ce n’est pas Eric Chevillard lui-même qui administre la page à lui consacrée, créée par deux admirateurs de l’écrivain.


« Ecrivains », c’est par ce mot, précisément, cinglant seul au milieu d’une page, que Pierre Jourde ouvrait la dernière partie de son audacieux « La littérature sans estomac », après y avoir dûment éreinté les livres de celles et ceux qui, selon lui, n’en étaient pas. Eric Chevillard était au nombre des trois qui se trouvaient après cette page inaugurale, « Ecrivains », les trois seuls adoubés par Jourde. C’était à la fin du siècle dernier, période à partir de laquelle je peux donc dater le moment où je connus l’existence puis l’œuvre d’Eric Chevillard…


Pour le RVLE, nous aurions aimé le faire venir à Vézelay (il vit à Dijon, ce n’est pas le bout du monde) ; nous avons même tenté notre chance en passant par son éditeur. Las ! Le bonhomme ne goûte guère d’exhiber sa personne. Ce qu’il me confirma de vive voix, ce 27 janvier 2017 où, à l’invitation d’une librairie parisienne, il vint tout de même présenter son dernier opus : « Ronce-rose ». Tout transi d’admiration, j’eus alors cette confidence du maître : « Ça ne se voit peut-être pas, mais je combats une grande tension en moi pour être là ce soir » (citation reconstituée en substance, où n’apparaît pas la douceur navrée de l’excuse renouvelée). Et en réponse à ma question de savoir si son éditeur ne l’incitait pas, tout de même, à paraître en public : « Non, me dit-il, c’est une chance que les grands de chez Minuit aient préalablement damé ce terrain-là : Beckett détestait parader. » (citation approximative reconstituée en esprit). Pour moi qui, regrettant d’avoir déjà manqué l’occasion avec Proust, voulait tant ne pas recommencer l’erreur avec Chevillard, pour une rencontre loupée avec lequel je n’aurais plus eu le prétexte de l’écart infranchissable de l’âge, ce 27 janvier, donc, je fus comblé de constater qu’Eric Chevillard existait, qu’il avait une voix, portant un discours brillant, que le « roi avait un corps » (comme je le lui dis, faisant précisément référence à Michon écrivant sur Beckett).


Mat revers de son talent d’or, Eric Chevillard ne souhaite donc exister publiquement que par ses livres. Goût du retrait, signe d’une modestie vraie, de celle qui a la modestie d’elle-même, notamment celle de ne pas peser sur l’orgueil légitime de qui se sait une œuvre originale, une œuvre très importante derrière soi ; orgueil serein et justifié qui se goûte seulement dans l’intimité du rapport entre soi et soi.


J’échappais ainsi à l’épreuve de le recevoir, de le présenter à Vézelay, de parler de son œuvre, tout ce dont la seule représentation perspective me terrorisait.
« Vous êtes un ours, vous l’écrivez et je veux bien vous croire : sans doute, même, la raideur de vos poils le dispute au piquant de ceux du hérisson. Je le suis aussi, et c’est violence de bateleur qu’il faut que je me fasse avant de vendre ma peau. Donc, n’ayez crainte, entre ours, on se comprend. ». C’est ce par quoi je comptais l’amadouer dans ma lettre de fin décembre 2016. Il faut croire qu’il m’aura entendu au-delà de l’attendu, pour me soulager par son refus, exprimé le 12 janvier, là encore avec une touchante modestie : « Je vais décliner l’invitation pourtant, en m’excusant. J’ai deux ou trois rencontres prévues à l’occasion de la sortie de mon livre. C’est déjà plus que je ne voudrais. Ce n’est vraiment pas mon terrain... »


S’il était venu en terrain vézelien, passée l’épreuve, avec quelle fierté pourtant l’eussé-je conduit, promené, faisant le guide par les venelles bordées de ces pierres qui ont la rugosité cunéiforme laissée par de grands noms de la littérature ; avec quelle avidité eussions-nous respiré tout là-haut, dos à la Basilique (qui eût alors sacré un nouveau roi) ! Bienheureux, moi qui, comme Don Quichotte grâce au statisme de Chevillard (le cheval de bois, Clavileño dans loriginal), après ce voyage qu’eût simulé le souffle frais qui bat la Colline Éternelle, n’eusse pas eu à en découdre avec quelque Malambrun, ce qui, comme Dulcinée, m’eût laissé durablement enchanté.


Puisque l’œuvre d’Eric Chevillard y suffit amplement.


Je serai bref sur celle-ci, la presse et la Toile sont suffisamment disertes et point n’est utile de les recopier. Des études et colloques lui ont été consacrés : « Pour Eric Chevillard » (Éditions de Minuit), ouvrage collectif auquel ont participé Bruno Blanckeman, Tiphaine Samoyault, Dominique Viart, Pierre Bayard ; « Eric Chevillard dans tous ses états » (Classiques Garnier). Les romans, en prose jubilatoire, d’Eric Chevillard sont publiés aux « Éditions de Minuit », éditeur historique auquel s’est joint plus récemment « L’arbre vengeur » pour la publication des aphorismes dont il nourrit quotidiennement son blog, « L’autofictif ».


En outre, presque chaque semaine, il tient son « Feuilleton » dans « Le Monde des livres », très lu et dans lequel, sans complaisance, il aborde de façon critique un échantillon représentatif de la production livresque contemporaine.
Signalons enfin le beau portrait qui dévoile un peu l’écrivain, paru dans L’Obs du 12 janvier dernier.
L’œuvre proprement dite, est forte de trente-neuf livres, déjà (Eric Chevillard est né en 1964) avec, outre les différents volumes de «L’autofictif », des titres comme « Mourir m’enrhume » (1987) à « Juste ciel » (2015) et « Ronce-Rose » (2017), en passant par « Choir » (2010) ou « Démolir Nisard » (2006).


Dominique Drouin