lundi 5 décembre 2016

Une chronique de Claire Tencin à propos de "Réparer les vivants"


Comment enterrer les morts ?

A l’occasion de la sortie du film Réparer les vivants adapté du roman éponyme de Maylis de Kerangal, je sors de mes archives un article que j’avais écrit à l’occasion de la parution du livre en septembre 2014.

Réparer les vivants, ça se lit facilement, il n’y a rien à dire de l’écriture, les personnages, la psychologie des personnages, le suspense, tous les ingrédients d’une narration palpitante qui bat au rythme d’un cœur en sursis. Disons d’un cœur en transit dont le passage d’un mort à un vivant se joue comme une tragédie grecque, sur le champ de bataille de l’unité de temps et de l’unité de lieu. Vingt-quatre heures dans un hôpital. Les personnages sont incarnés, vivants, campés dans une rhétorique émotionnelle codifiée, aussi codifiée que dans une série télévisée, panique, effondrement, colère, pleurs, doutes, décisions. Le synopsis d’un film y est déjà inscrit en creux. 

Une tragédie humaine simple, comme celles dont les faits divers rendent compte, un accident de voiture, la mort d’un jeune homme, sur laquelle a été greffé un reportage très documenté sur le don d’organes, comme tant d’autres que l’on a pu voir à la télévision. Aujourd’hui le protocole de la transplantation des organes est largement connu du grand public. La tragédie faussement annoncée dès le début aurait nécessité selon les codes en vigueur de risquer la question du fatum qui régit l’irréductible condition humaine. Mais dans ce roman, comme dans bien d’autres romans contemporains, la frontière entre information et narration romanesque s’est considérablement rétrécie ces dernières années, phénomène lié – je me l’explique ainsi – en partie par l’entrée massive des journalistes en littérature et dans les maisons d’édition, et beaucoup au penchant déjà très accentué de la presse à rendre conte de l’actualité.

Donc dans le genre « informatif », Réparer les vivants est un roman réussi. Avec un souci emphatique pour la description des corps, des postures, des états psychologiques, cette délicate attention à portraiturer tous les personnages sans en négliger un, Marianne, Sean, Simon, Thomas, Alice, les docteurs, les malades, et j’en passe, un à un érigé par leur mécanique gestuelle en intermédiaire identificatoire si nécessairement humain dans le transfert entre le lecteur et le projet de l’écrivain. Le don d’organe comme parabole du don d’écriture, la greffe a pris… Maylis de Kerangal a opté pour le pacte de lecture émotionnel et il se prête admirablement à ce sujet jugé par la critique comme courageux et si réel.

Maylis de Kerangal se garde bien d’entrer dans le dilemme métaphysique qu’elle amène anecdotiquement dans un Lavomatic : Enterrer les morts et réparer les vivants,  la citation de Platonov relevée dans un journal comme on relève une information banale. Enterrer les morts pose véritablement l’enjeu que le don d’organes devrait nous inviter à  penser. L’auteur l’a tout simplement rayé de son titre, comme elle a rayé de son roman la question métaphysique. Que deviennent les morts, que deviennent les organes qui ressuscitent dans d’autres vies ? Claire, la transplantée, ne peut tout simplement pas dire merci à la famille de son donneur, vide préoccupation de la fin, sans grand destin pour la littérature. 

Car si le roman a un destin, comme je le crois, c’est bien celui d’inventer les questions que l’homme n’a pas encore posées, d’imaginer la part invisible de ce monde-ci réduit à un spectacle usé. La recrudescence de la littérature informationnelle nous confine inéluctablement sur un territoire mortifère (que je définis comme l’opposé de l’émerveillement), territoire que se partagent déjà tant et tant de discours morts-nés. La transplantation d’un organe se limite-t-elle à échanger un boulon usé contre un boulon neuf ?  Le cœur plus que tout autre organe est chargé d’une valeur symbolique. Il est le siège des affects et de la Vie. Avec le don d’organes, la disparition de l’être se voit différé, reterritorialisé dans l’autre et s’ouvre sur une promesse d’un Au-delà, non plus au Paradis mais dans le monde des vivants. La possibilité de cette transmigration d’une « part de l’être » dans un autre corps travaille non seulement  la société mais modifie aussi notre perception de la « fin » de toute vie. Une modification qui s’opère dans l’effroi et l’espérance qu’elle nourrit. Comment des parents enterrent-ils un enfant dont le cœur continue à battre dans un autre ? Comment une personne transplantée peut-elle recevoir dans sa chair une part de l’autre sans en être modifiée ? Peut-être ce roman aurait-il dû commencer par la fin !  

Claire Tencin