mardi 17 novembre 2015

Le Grand Rendez-Vous d'octobre 2015, vu par Roger Wallet

Notre ami, l'écrivain Roger Wallet, invité de notre Grand Rendez-Vous d'octobre, a écrit dans sa revue mensuelle "Poste restante" ses impressions vézeliennes...
Avec toute son imagination d'écrivain.
Mais le souvenir pour nous est précieux. On ne peut que le garder sur ce blog.




Roger Wallet – « Poste restante » - journal d’octobre 2015

 

2. Vézelay (Yonne). Les Rencontres du Lire et de l’écrire. Jean-Pierre Cannet et ses ami(e)s m’ont invité à leur salon du livre. 18h, à la Maison Jules Roy : rencontre autour d’Edith de la Héronnière. D’elle je n’ai lu que son livre sur Vézelay. Très beau, empreint d’un tel attachement aux lieux et superbement écrit. Jean-Pierre me prête son livre sur Joë Bousquet (elle prononce curieusement
« Jo » et non « Joé »), jeune Carcassonnais de 21 ans fauché par une balle dans la colonne vertébrale lors de la Première Guerre. Désormais paralysé à vie. Cloîtré dans sa chambre. Il va 1. vivre dès lors
« sans vie physique », 2. connaître des amours magnifiques et paroxystiques, toujours avec de jeunes et jolies femmes, 3. développer une œuvre littéraire importante (poésie, essais, récits, journal) à laquelle, le premier, sera sensible Jean Paulhan, et qui le mettra en relations ferventes avec nombre d’écrivains et de peintres.

Jean-Pierre souhaite que je m’entretienne avec Edith de la stylistique de son écriture. Je me plonge dans son Bousquet et relis plusieurs autres textes brefs. Je l’interroge d’abord sur la biographie : comment s’implique-t-on dans un travail de cette nature ? Je suis frappé par son ton « affirmatif » (je suis content d’avoir trouvé ce qualificatif), elle écrit au présent, pas de je pense, pas de j’imagine, elle profère. Elle établit des correspondances, elle débusque des « signes propitiatoires » : écrire la biographie, est-ce interpréter ces signes ? est-ce les « inventer » ? A quoi Edith répond avec simplicité qu’elle a tout lu de Bousquet, livres, lettres, études sur, et qu’elle appuie toutes ses remarques sur les propres déclarations du poète. Elle retranscrit en organisant. Elle est d’ailleurs sortie « épuisée » de ce long travail.

J’évoque ensuite deux autres textes tirés du recueil « Guerres » : « Hiver » (une femme blanchit instantanément la nuit où elle apprend la mort de son fils) et « Quête » (que je lis d’abord comme amoureuse avant qu’elle n’explique les champignons !), dans lesquels éclate une écriture sensuelle, une écriture charnelle, des sensations. Edith fuit un peu, avec des phrases comme « Ça me vient comme ça » qui ne me satisfont pas mais sa pudeur – peur du je réel ? – lui interdit d’aller au-delà.

 

 

3. Samedi 17h. Je m’ennuie. L’écrivain parle sans arrêt. Prof de fac, il s’exprime comme face à ses étudiants. Spécialiste des XVIe et XVIIe siècles, il a écrit des biographies, Montaigne, Ambroise Paré, etc. Ce n’est pas qu’il soit désagréable, au contraire, mais ça ne m’intéresse pas.

Je regarde la silhouette de dos devant moi. Pull rouge et jean. Cheveux courts, désordre des mèches châtain. Le cou en partie dégagé : peau blanche, le galbe de la nuque. Est-ce un collier noir qu’elle porte ou le nouage du soutien-gorge ? Non. L’armature renfle légèrement le gilet rouge vif sur l’omoplate, la bretelle enjambe l’épaule. La main droite appuyée contre la joue, à plat sur toute la surface, ou poing fermé contre la pommette. Doigts fins, longs, très beaux, sans défaut. Le bras gracile joliment dégagé jusqu’au coude. L’autre main, la gauche, passe sous le coude et joue à tortiller l’étiquette d’un vêtement de pluie léger, bleu gris, plié sur les cuisses. Elle porte une bague très large et plate au médium, la veine saille à peine sur le dessus de la main. Une gourmette d’argent.

Elle se redresse tout à coup, pose à côté d’elle sur la chaise un lourd sac de cuir noir ? bleu nuit ? Le bras gauche vient faire appui au visage. Au poignet une montre, un petit bracelet, peut-être attachés ensemble. Plus bas, un second plus massif aux larges maillons. Il a laissé des traces peu marquées sur la peau blanche. Elle croise la jambe gauche sur la droite et je remarque la beauté du pied, enfoncé dans d’élégantes chaussures noires à talons. Le visage se trouve dégagé. Je n’en vois que l’arrondi inférieur droit dont la puérilité me frappe. Elle a la peau enfantine. Je lui imagine un rire bref, léger, qui éclaire les yeux. Noirs ? Très sombres forcément. Le hasard vole à mon secours. En me penchant vers l’avant je m’ouvre presque son profil. Un morceau de rêve, du mystère et de l’éclat, de la retenue. Quelque chose d’une épure. Je convoque mon petit imagier intérieur et me vient Giacometti. Une lumière glisse délicatement depuis les cheveux et court jusqu’au bout noir de la chaussure. Elle a le cou très long et le visage petit, minutieux, précis. Il me manque les lèvres. De ce que j’en entrevois, l’une l’autre légèrement écartées, charnues, gourmandes. Sensuelles.

L’écrivain a terminé. Elle applaudit brièvement. Sans bruit.

Plus tard, quelqu’un la nomme : Camille.

 

 

4. Je suis hébergé au Centre Marie-Madeleine, à deux pas de la basilique. Un centre tenu par les religieuses de la Fraternité de Jérusalem. Autant dire qu’en entrant dans la chambre j’ai retourné l’icône posée sur la commode et glissé dans le tiroir du haut l’exemplaire du Nouveau Testament qui trônait sur le bureau. Murs blancs, lavabo, lit, deux couvertures légères. J’aime ce côté spartiate.

Je venais d’arriver. On a toqué à ma porte. D’abord je n’y ai pas prêté attention, tout pris dans la relecture de ma balade littéraire de dimanche. On insiste. C’est une sœur. Mais ce que je vois d’elle, sous le voile blanc noué à l’arrière du cou, c’est le beau visage de jeune femme. J’allais dire de jeune fille. Un visage pauvre et simple, sans fard, dans lequel rient de grands yeux noisette. Elle me tend un papier, C’est le code d’accès internet, si vous voulez vous connecter. Est-ce que ma réponse tarde à venir ? mon regard à se défaire de sa surprise ? Elle ajoute La personne de l’association avait indiqué que vous aviez besoin d’internet. Il y a une salle en bas où vous pouvez vous connecter. Elle porte au

menton le trait blanc d’une petite cicatrice. Je souris, Mon amie a la même – du doigt je désigne la cicatrice. A son tour elle sourit, Oh ça, c’est un souvenir d’enfance... On est intrépide quand on est jeune... Elle porte un tablier bleu marine dont dépasse le bout de sandales de cuir noir. Un silence. Je ne puis le lui dire mais elle est jolie. Elle a un visage adolescent, qui prend la lumière. Vous êtes écrivain, c’est ça ? Je lui explique les romans, les ateliers d’écriture, la balade littéraire. J’approche la chaise, Mais ne restez pas debout, entrez cinq minutes. Elle fait signe que non, ses cils battent vite, on l’attend au secrétariat. C’est quand, cette promenade ?

Dimanche. Le groupe se forme au coin de la basilique. Une quarantaine de personnes, beaucoup aperçues la veille lors de la rencontre à la Maison Jules Roy. Et puis elle. Elle a délaissé le tablier, porte la longue robe bleu gris de son ordre. J’ai appris qu’elle s’appelle Maria, sœur Maria. Mais sœur, je ne pourrai jamais. Elle se tient à l’arrière. Je fais les dix mètres et lui prends la main – je sais, ça ne se fait pas – Finalement vous êtes restée aussi intrépide qu’à dix ans ? Elle rit, Pourquoi vous me dites ça ? Ben, parce que vous êtes là... Elle se tait. Son silence vaut aveu.

Chaque halte est pour moi l’occasion d’évoquer l’univers littéraire d’un écrivain vézelien et une histoire d’amour – fictive, sauf la première et la dernière qui sont d’ailleurs la même – parfois en termes crus car je les fais répondre à l’esprit des auteurs du lieu et Bataille par exemple disait les choses sans ambages. Silence attentif des baladeurs. J’observe souvent Maria quand je ne lis pas. Elle a le visage fervent et lumineux. Une heure plus tard la promenade s’achève. Le groupe demeure cinq bonnes minutes sur place, à bavarder avec bonheur. Lucile s’éloigne d’un pas rapide, les cloches annoncent l’office.

Dans l’après-midi je reviens à ma chambre et m’allonge. Bientôt j’entends frapper. C’est elle. J’espère que je ne vous ai pas scandalisée, dis-je sitôt ouvert. Et pourquoi scandalisée ? Elle entre et s’assied. Elle prend le livre au coin du bureau, « Blés », mon dernier roman. Elle observe en silence l’image de couverture et Je peux ?, tourne les premières pages. Je me tais. Je détaille son visage aux traits fins. Elle a un petit nævus ocre foncé sur la joue droite. Jolie, vraiment. Elle est de ces femmes que l’on peut aimer au premier coup d’œil mais pas désirer, pas si vite, car quelque chose vous dépasse. Elle lit le premier chapitre, lève les yeux et dit C’est très beau. Elle lit : « Car tout ceci, enfin, pourrait-il se

dénouer sans qu’on en comprenne le sens ? » Elle ferme le livre et soupire C’est exactement la question qui m’a faite ce que vous voyez.

Et elle se confie sereinement à moi qui pourrais être son père.

Elle parle de son enfance – son prénom est Lucile, à cause, dit-elle, d’une chanson... – de la naissance de sa vocation, comment l’inconcevable a pu naître en elle, à quel point, brillante lycéenne, elle a résisté à cet appel – je crois même qu’elle dit lutté – avant, peu à peu, de se persuader que là était sa voie. Connaissez-vous Jean Sulivan ? demande-t-elle soudain... Sulivan ! Il a été, dans les années 60, le premier écrivain dont j’ai dévoré les livres. Je cite « Le plus petit abîme », elle me prend les mains : Alors, vous savez bien. Vous comprenez pourquoi ce matin tous vos mots d’amour ont résonné en moi. A cet instant, oui, je ressens un débordement du cœur qui me prive de mes mots. Elle dit Restons sans rien dire, voulez-vous ? et ferme les yeux. Elle a un visage de Madone et je demeure sans voix, empli d’un bouillonnement qui, en d’autres circonstances, aurait rapproché mes lèvres de son front. Et, peut-être, de sa bouche.

Quand elle rouvre les yeux, elle sourit encore. Elle se lève et ouvre la porte. Elle a un geste d’au-revoir de la main, Merci pour cette belle rencontre et sort. Comme j’avance la main pour la retenir, elle dit encore, citant la fin de mon premier chapitre, Rassurez-vous, « Il n’est pas possible, jamais, que ce qui fut n’ait pas été », je sais que vous comprendrez ce que je ne dis pas...