mercredi 24 février 2016

Une chronique de Dominique Drouin: Ecrire en climat belliqueux


Notre blog a déjà donné l'an passé la parole à un ami de RVLE, critique d'art, Christian Limousin. Nous espérons de lui d'autres textes encore.

Aujourd'hui, c'est à un ami écrivain que nous donnons la plume : Dominique Drouin, qui est déjà intervenu plusieurs fois lors de rencontres et débats de notre association. Il nous promet de prochaines chroniques.



Écrire en climat belliqueux


À croire d'autorisés avis, à constater d'assises notoriétés, la guerre serait l'obscur terreau des chefs-d'œuvre de la littérature. Et ce ne sont pas les grands noms dont bruissent les mousses murales de Vézelay qui l'infirmeront - à tel point, me disais-je à part moi (donc aparté resté jusqu'alors confidentiel), que la guerre (la Première Guerre Mondiale, la grande, et la Seconde Guerre Mondiale, drôle au début, paraît-il !) a pu m'apparaître comme la zone réservée, le terrain âprement disputé, puis le pré carré généreusement ensemencé par ces grands écrivains (dont, un rien iconoclaste, je me suis parfois surpris à soupçonner - et, vraiment, je devrais garder ça pour moi - qu'ils y ont vu la piste d'envol de leur esprit à qui, sans cela peut-être, il eût manqué la gravité nécessaire, plomb dans la cervelle qui, tout lestant qu'il soit, n'en assure pas moins meilleure portance aux ailes du génie).

L'adversité (la guerre, mais on peut le dire tout autant, me semble-t-il, de la dictature) serait le meilleur engrais pour la végétation littéraire. Elle élèverait les plus beaux esprits en les inclinant à penser profondément.

Alors soit ! Le conflit confine le corps mais donne du champ à l'esprit.


Et ce n'est pas cet article qui le démentira :


Allez, une fois n'est pas coutume, je ferai pourtant la fine bouche et y regarderai de plus près !

En ne retenant, malicieusement (mais honnêtement, puisque chacun d'eux m'est servi, comme sur un plateau d'argent, en premier de chaque liste dévidée dans l'article), que deux noms parmi ceux cités par notre blogueur. En m'appuyant sur la connaissance que j'ai de leurs œuvres.


Marcel Proust
Rappelons les échecs puis le long semis qu'ont nécessité les premières pousses de "La Recherche". Mais en 1913, l'essentiel de l'œuvre est écrite, du moins les deux pavés qui la borneront : temps perdu et temps retrouvé.
La guerre ici ? Éditorialement, elle amène à différer la parution de l'après "Swann". Narrativement, elle se cantonne à un épisode inséré après coup dans "Le temps retrouvé". Bref, dans l'œuvre finale, la lente mutation d'une société est très sensible ; la guerre, en revanche, y reste anecdotique.

Dès lors, difficile à moins de mauvaise foi, de dire que le climat belliqueux a été l'aiguillon du génie de Proust.
Ironie de l'histoire, qui plus est : quand "À l'ombre des jeunes filles en fleurs" reçoit, en 1919, le prix Goncourt, c'est en l'emportant d'une courte tête sur "Les croix de bois", livre de guerre s'il en est, de Roland Dorgelès. Le jury lassé a-t-il donc été insensible aux sirènes de la guerre ? Inutile, bien sûr, d'insister sur les mérites respectifs de l'œuvre de Dorgelès et de celle de Proust, dont on voit mal, décidément, en quoi elle pourrait répondre à ce souci de "domestiquer la folie d'un monde occupé à se suicider"...


Milan Kundera
tchèque, il vit d'abord à Prague où il essuie bien des tracasseries avec le régime prosoviétique, dans une Europe où il est aisé de diagnostiquer la folie "d'une nature humaine"... "s'étripant lors de conflits ravageurs". Car le climat tchécoslovaque n'est pas vraiment à l'irénisme. "La Plaisanterie", notamment, nous révèle une situation politique où la prégnance collectiviste s'insinue jusque dans l'expression privée, objet elle aussi d'une surveillance obstinée.

En 1975, Kundera s'installe en France. Il y commence par enseigner, à Rennes. Pourtant, selon notre blogueur, Kundera, quoique grand, ne pèserait "pas bien lourd" à côté de chaque nom de la liste des écrivains-du-temps-de-guerre. Quel réactant manquerait-il donc à Kundera, lui qui vivait pourtant en solvant hostile ?

En vérité, ce n'est plus avec la lunette de Galilée qu'on observe aujourd'hui les étoiles : n'escamotons donc pas l'axe temporel dans nos appréciations. L'adage qui veut qu'un bon écrivain soit un écrivain mort reste valable, lui.

En clair (si je puis encore l'être), laissons à la postérité le soin de tamiser la littérature contemporaine pour nous aider à juger de l'intérêt des œuvres qu'elle aura produites. Non, ce n'est pas la guerre qui a fait le terreau propice à l'émergence des grandes œuvres de la première moitié du XXème siècle, ce sont des individualités particulières, des idiosyncrasies qui, au mieux, ont été révélées par les circonstances. Ce qui fait la différence de poids, aujourd'hui, entre l'œuvre de Proust et celle de Kundera, ce n'est ni le terrain historique de leur édification, ni leur valeur intrinsèque : c'est le temps.

L'une n'a pas encore eu le temps de s'affirmer comme une œuvre majeure. Et c'est le temps qui la fera telle, ou pas.

Dominique Drouin