La parution du centième
numéro de la revue Cahiers d’art est
passée largement inaperçue.
En
1960, Christian Zervos, fatigué et désorienté par les nouvelles écoles
artistiques, ne voulant pas abandonner son cher noir et blanc pour passer à la
couleur, cessa la publication de la revue qu’il avait créée en 1926 pour se
consacrer entièrement à ses grands livres archéologiques. Il pouvait, de toutes
façons, être fier des 97 numéros parus.
En
2010, le collectionneur et producteur de cinéma suédois Staffan Ahrenberg a
racheté la maison d’édition Cahiers d’art.
À l’automne 2012, double surprise, la revue de Zervos renaissait et inscrivait son fond et sa forme dans l’héritage de
son créateur. Ahrenberg a également réactivé les éditions : le mythique
catalogue raisonné de Picasso va reparaître, d’autres chantiers sont lancés
(catalogue raisonné de Frank Gerhy, d’Elsworth Kelly, etc). La galerie du 14
rue du Dragon (Paris VIème) expose à nouveau les artistes défendus
par les nouvelles publications (Kelly, Calder, Parreno, Trockel, Sugimoto,
Schütte) et se double même, en face, d’une annexe. La constellation lentement
mise en place par Zervos se trouve soudain reconstituée avec des moyens
financiers que, bien sûr, il n’avait jamais eus. À Vézelay, on ne peut qu’être
attentif à ce phénomène.
Le
splendide et copieux 100ème numéro de Cahiers d’art (224 pages, une centaine de photographies en pleine,
double, voire triple page) a été entièrement confié au photographe Hiroshi
Sugimoto, né en 1948, qui vit et travaille à Tokyo et à New York. Le choix du
maître japonais en dit long sur l’évolution du statut de la photographie. En
effet, Christian Zervos, malgré le contre-exemple éclatant de Man Ray, considérait
surtout la photo comme un art mécanique chargé de lui fournir de bons clichés
pour illustrer sa revue et ses livres.
En
1932, le n°3-5 de Cahiers d’art
consistait dans le catalogue de l’exposition Picasso aux galeries Georges
Petit. Zervos reprit épisodiquement cette formule. Avec ce n° 100, Ahrenberg
renoue avec elle : ce numéro Sugimoto est le catalogue de son exposition
(25 avril-7 septembre) au Palais de Tokyo. Titrée « Aujourd’hui le monde
est mort », cette exposition, la plus importante réalisée en Europe par
l’artiste, présentait une nouvelle facette : la juxtaposition de sa
collection d’objets (d’époques et de cultures différentes) et de ses
photographies.
Des
photographies, donc. Et de brefs textes en regard, dus également à Sugimoto. Le
tout comme « une rêverie artistique sur la fin de la modernité ». Ce
qui frappe, c’est l’aspect hétérogène de cette suite en forme
d’inventaire : photos d’œuvres d’art (Duchamp, Picasso, etc), de météorites,
d’objets (masque no, boites de soupe Campbell, poupée Barbie, drapeau rouge
soviétique, …), de documents (portrait de Marx), de mises en scène sommaires
(des plaquettes de viagra bleu dans une boite jaune, etc). Plus que cela,
l’ensemble voit se heurter la photo noir et blanc artistique (exposée aux galeries
de la rue du Dragon) et celle en couleur destinée à garder trace d’une
exposition (sur plusieurs clichés apparaît la palissade de tôle ondulée de la
scénographie du Palais de Tokyo).
Le
volume se clôt sur une série de fossiles aux noirs et blancs superbement
maîtrisés. Dans son introduction, Sugimoto écrit : « Après m’être
interrogé sur les prémices de l’art moderne, j’ai imaginé différentes chutes
possibles pour la modernité. J’ai voulu refermer ce numéro comme un fossile
scelle une vie dans une époque donnée, comme si, en observant les contours des
organismes préhistoriques dont nous sommes issus, c’était elle que je
fossilisais. »
La
nouvelle série de Cahiers d’art a
pris la bonne habitude de republier en fin de n° un article
« historique » de la revue de Zervos. Ici, il s’agit d’un texte de
Vitrac sur Brancusi dont les illustrations dialoguent précisément avec les
photos d’œuvres du sculpteur roumain dues à Sugimoto et placées en début de
volume.
Cahiers d’art, 38ème
année, n°1 de 2014 (juin), 60 €, édition française ou anglaise.