De
nombreux articles ont, ces dernières années, souligné l’avenir incertain des
revues littéraires : perte de lectorat, frais postaux devenus exorbitants,
tendance de l’époque au repliement sur soi, concurrence du web, etc. La plus
emblématique des revues littéraires françaises,
la nrf (fondée en 1909), de mensuelle est devenue trimestrielle
depuis son centenaire qui l’a quasiment tuée. Or les revues sont indispensables
à la vie littéraire. Ces communautés vivantes (à propos de
la nrf de Gide et de Paulhan, Auguste Anglès parle d’un « vrai
collectivisme des esprits et des cœurs ») ont des rôles multiples :
adoubement des jeunes écrivains, émergence de nouveaux talents, réévaluation de
certains auteurs et, bien évidemment, publication de textes inédits divers dont
le débouché n’est pas forcément le livre. Les revues ne vont pas mourir ; elles
vont muer, abandonner la forme papier trop chère et trop encombrante pour des
formes dématérialisées immédiatement accessibles.
Voici
deux revues qui persistent dans leur être de papier.
Créée
à Avignon en 1953 par Jean Breton, la
revue Les Hommes sans Épaules emprunte
son curieux titre à un roman préhistorique de Rosny aîné, Le Félin géant, où l’on peut lire : les épaules de Zoûhr
« retombaient si fort que les bras sembaient jaillir directement du
torse : c’est ainsi que furent les Wah, les Hommes-sans-Épaules, depuis
les origines jusqu’à leur anéantissement par les Nains-Rouges. Il avait une
intelligence lente mais plus subtile que celles des Oulhamr. Elle devait périr
avec lui et ne renaître, dans d’autres hommes, qu’après des millénaires. »
Le
n°37 de la nouvelle série (la troisième) de ces « cahiers
littéraires », dirigés désormais par Christophe Dauphin, propose un
dossier consacré à Georges Bataille, « l’une des figures marquantes de la
littérature du XXème siècle ». Il y a des raisons historiques,
objectives, à cela : « Georges Bataille fut un aîné tutélaire et des
plus attentifs des Hommes sans Épaules
dès les débuts de la revue. » Lorsqu’il était bibliothécaire à Carpentras
(1949-1951), Bataille se lia d’amitié avec Yves Breton (le père de Jean),
notaire dans la cité papale.
Le
dossier Bataille se compose d’une « introduction à l’expérience des
limites » (Christophe Dauphin), d’une longue présentation de la vie et de
l’œuvre de Bataille (« Georges Bataille et l’expérience des limites »
de César Birène et Christophe Dauphin) et de textes de l’auteur célébré.
Face
à l’œuvre « quasi mythique, monumentale » de Bataille, « dont on
ne ressort pas indemne », ce dossier avoue sa modestie :
« parlons d’approche, d’initiation ou d’introduction ». Bataille
intimide car son projet est « le plus grand qui soit : mettre l’homme
face à ce qu’il est, sans lui donner le recours à quelque faux-fuyant que ce
soit. » Après une introduction resserrée sur les notions batailliennes
d’hétérogène, de sacrifice, d’érotisme, de transgression, montrant l’effort
constant de Bataille de « ne rien laisser en dehors de la pensée, et donc
d’y faire entrer ce qui la perturbe, l’interrompt ou la révulse », l’étude
de César Birène et Christophe Dauphin s’oriente vers une présentation
chronologique de la vie et de l’œuvre de l’auteur de L’Érotisme. Fait rare : les deux présentateurs considèrent La Part maudite, ouvrage négligé voire
décrié, comme un « livre d’une grande importance », qui « occupe
une place centrale dans l’œuvre de Georges Bataille » et ils disent
pourquoi. Modeste, cette présentation toujours claire occupe tout de même
trente-deux pages de la revue.
Elle
s’accompagne de trois poèmes extraits de L’Archangélique
(1944) et de « La publication d’Un
Cadavre », texte de 1951 que Bataille écrivit à la demande d’Yves
Breton. Plus de vingt ans après la publication de ce pamphlet collectif contre
André Breton, Bataille - qui en avait
été la cheville ouvrière - revient sur le contexte et les conditions de sa mise
en œuvre. Et il lâche cet aveu : « je hais ce pamphlet comme je hais
les parties polémiques du Second Manifeste »
du Surréalisme. En 51, il a fait la paix avec André et le dit à Yves (les deux
Breton n’ont aucun lien de parenté entre eux).
Le
dossier du n°33 de Nunc, « revue
vivante », est consacré à Joë Bousquet. Les vingt-cinq textes rassemblés par Hubert C. et
Jean Gabriel Cosculluela sont dus à Bernard Noël, Jean-Luc Nancy, Michel Surya,
Jean-Claude Hauc, Denis Lavant, Joël Vernet, Pierre Vilar, Ginette Augier, René
Pinès, Zéno Bianu, etc. Notre amie Édith de la Héronnière (auteure en 2006,
chez Albin Michel, d’un essai biographique intitulé Joë Bousquet, une vie à corps perdu) y participe avec « La nuit de Carcassonne », une
étude qui revient sur la visite de Simone Weil à Bousquet en mars 1942.
Né
la même année que Bataille, Joë Bousquet (1897-1950) ne bénéficie pas de la
même notoriété. Il fait figure d’auteur que l’on redécouvre périodiquement.
Touché à la moëlle épinière au combat de Vailly, dans l’Aisne, le 27 mai 1918,
il perdit l’usage de ses jambes. Il s’enferma alors dans sa maison familiale de
Carcassonne pour n’en plus sortir, écrivant couché dans sa chambre aux murs
tapissés de tableaux contemporains, une œuvre de haute solitude faite de
carnets et de lettres, œuvre orignale et superbe qui, de toute évidence,
n’occupe pas la place qu’elle mérite. Bien trop rapidement, on peut dire d’elle
qu’elle est déchirée entre des tendances mystiques (à la fois cathares et
rhénanes) et des tendances érotiques – voire sadiques dans le cas de
l’extraordinaire Cahier noir.
Curieusement, Bousquet est à la fois très proche et très éloigné de Bataille
mais l’expliquer demanderait du temps.
Dans
le propos liminaire, Jean Gabriel Cosculluela entend situer Bousquet dans ses
enjeux d’écriture, « au-delà de sa seule blessure et du seul
surréalisme ». Dans sa « nuidité » (terme forgé par
Cosculluela), le reclus de Carcassonne a tenté d’élaborer un
« contre-écrire » : « Je n’ai jamais eu qu’une chose en vue
qui est de rendre son rôle véritable au langage. » C’est ce
« contre-écrire » que les différents auteurs de ce dossier essaient
de mettre en avant, non sans retomber, souvent, dans l’imagerie mythique de
l’invalide né de sa blessure. Le numéro comporte également des textes de
Bousquet, dont une longue lettre inédite à son ami Jean Paulhan.
Il
faut signaler que les rédacteurs en chef de Nunc
(Franck Damour et Réginald Gaillard) ont cru bon de dédier ce volume à deux
papes récemment canonisés (Angelo Roncalli et Karol Wojtyla), provoquant une
ferme protestation de la majorité des contributeurs.
Christian Limousin
Nunc, n°33, juin 2014, 144 pages, 24 euros, éditions de Corlevour,
site internet : www.corlevour.com