Avec toute son imagination d'écrivain.
Mais le souvenir pour nous est précieux. On ne peut que le garder sur ce blog.
Roger Wallet – « Poste restante » - journal d’octobre 2015
2. Vézelay
(Yonne). Les Rencontres du Lire et de l’écrire. Jean-Pierre Cannet et ses
ami(e)s m’ont invité à leur salon du livre. 18h, à la Maison Jules Roy :
rencontre autour d’Edith de la Héronnière. D’elle je n’ai lu que son livre sur
Vézelay. Très beau, empreint d’un tel attachement aux lieux et superbement
écrit. Jean-Pierre me prête son livre sur Joë Bousquet (elle prononce
curieusement
« Jo » et non « Joé »), jeune Carcassonnais de 21 ans fauché par une balle dans la colonne vertébrale lors de la Première Guerre. Désormais paralysé à vie. Cloîtré dans sa chambre. Il va 1. vivre dès lors
« sans vie physique », 2. connaître des amours magnifiques et paroxystiques, toujours avec de jeunes et jolies femmes, 3. développer une œuvre littéraire importante (poésie, essais, récits, journal) à laquelle, le premier, sera sensible Jean Paulhan, et qui le mettra en relations ferventes avec nombre d’écrivains et de peintres.
« Jo » et non « Joé »), jeune Carcassonnais de 21 ans fauché par une balle dans la colonne vertébrale lors de la Première Guerre. Désormais paralysé à vie. Cloîtré dans sa chambre. Il va 1. vivre dès lors
« sans vie physique », 2. connaître des amours magnifiques et paroxystiques, toujours avec de jeunes et jolies femmes, 3. développer une œuvre littéraire importante (poésie, essais, récits, journal) à laquelle, le premier, sera sensible Jean Paulhan, et qui le mettra en relations ferventes avec nombre d’écrivains et de peintres.
Jean-Pierre souhaite que je m’entretienne avec Edith de la
stylistique de son écriture. Je me plonge dans son Bousquet et relis plusieurs
autres textes brefs. Je l’interroge d’abord sur la biographie : comment
s’implique-t-on dans un travail de cette nature ? Je suis frappé par son ton «
affirmatif » (je suis content d’avoir trouvé ce qualificatif), elle écrit au
présent, pas de je pense, pas de j’imagine, elle profère. Elle établit des
correspondances, elle débusque des « signes propitiatoires » : écrire la
biographie, est-ce interpréter ces signes ? est-ce les « inventer » ? A quoi
Edith répond avec simplicité qu’elle a tout lu de Bousquet, livres, lettres,
études sur, et qu’elle appuie toutes ses remarques sur les propres déclarations
du poète. Elle retranscrit en organisant. Elle est d’ailleurs sortie « épuisée
» de ce long travail.
J’évoque ensuite deux autres textes tirés du recueil «
Guerres » : « Hiver » (une femme blanchit instantanément la nuit où elle
apprend la mort de son fils) et « Quête » (que je lis d’abord comme amoureuse
avant qu’elle n’explique les champignons !), dans lesquels éclate une écriture
sensuelle, une écriture charnelle, des sensations. Edith fuit un peu, avec des
phrases comme « Ça me vient comme ça »
qui ne me satisfont pas mais sa pudeur – peur du je réel ? – lui interdit
d’aller au-delà.
3. Samedi 17h. Je
m’ennuie. L’écrivain parle sans arrêt. Prof de fac, il s’exprime comme face à
ses étudiants. Spécialiste des XVIe et XVIIe siècles, il a écrit des
biographies, Montaigne, Ambroise Paré, etc. Ce n’est pas qu’il soit
désagréable, au contraire, mais ça ne m’intéresse pas.
Je regarde la silhouette de dos devant moi. Pull rouge et
jean. Cheveux courts, désordre des mèches châtain. Le cou en partie dégagé :
peau blanche, le galbe de la nuque. Est-ce un collier noir qu’elle porte ou le
nouage du soutien-gorge ? Non. L’armature renfle légèrement le gilet rouge vif
sur l’omoplate, la bretelle enjambe l’épaule. La main droite appuyée contre la
joue, à plat sur toute la surface, ou poing fermé contre la pommette. Doigts
fins, longs, très beaux, sans défaut. Le bras gracile joliment dégagé jusqu’au
coude. L’autre main, la gauche, passe sous le coude et joue à tortiller
l’étiquette d’un vêtement de pluie léger, bleu gris, plié sur les cuisses. Elle
porte une bague très large et plate au médium, la veine saille à peine sur le
dessus de la main. Une gourmette d’argent.
Elle se redresse tout à coup, pose à côté d’elle sur la
chaise un lourd sac de cuir noir ? bleu nuit ? Le bras gauche vient faire appui
au visage. Au poignet une montre, un petit bracelet, peut-être attachés
ensemble. Plus bas, un second plus massif aux larges maillons. Il a laissé des
traces peu marquées sur la peau blanche. Elle croise la jambe gauche sur la
droite et je remarque la beauté du pied, enfoncé dans d’élégantes chaussures
noires à talons. Le visage se trouve dégagé. Je n’en vois que l’arrondi
inférieur droit dont la puérilité me frappe. Elle a la peau enfantine. Je lui
imagine un rire bref, léger, qui éclaire les yeux. Noirs ? Très sombres
forcément. Le hasard vole à mon secours. En me penchant vers l’avant je m’ouvre
presque son profil. Un morceau de rêve, du mystère et de l’éclat, de la
retenue. Quelque chose d’une épure. Je convoque mon petit imagier intérieur et
me vient Giacometti. Une lumière glisse délicatement depuis les cheveux et
court jusqu’au bout noir de la chaussure. Elle a le cou très long et le visage
petit, minutieux, précis. Il me manque les lèvres. De ce que j’en entrevois,
l’une l’autre légèrement écartées, charnues, gourmandes. Sensuelles.
L’écrivain a terminé. Elle applaudit brièvement. Sans bruit.
Plus tard, quelqu’un la nomme : Camille.
4. Je suis
hébergé au Centre Marie-Madeleine, à deux pas de la basilique. Un centre tenu
par les religieuses de la Fraternité de Jérusalem. Autant dire qu’en entrant
dans la chambre j’ai retourné l’icône posée sur la commode et glissé dans le
tiroir du haut l’exemplaire du Nouveau Testament qui trônait sur le bureau.
Murs blancs, lavabo, lit, deux couvertures légères. J’aime ce côté spartiate.
Je venais d’arriver. On a toqué à ma porte. D’abord je n’y
ai pas prêté attention, tout pris dans la relecture de ma balade littéraire de
dimanche. On insiste. C’est une sœur. Mais ce que je vois d’elle, sous le voile
blanc noué à l’arrière du cou, c’est le beau visage de jeune femme. J’allais
dire de jeune fille. Un visage pauvre et simple, sans fard, dans lequel rient
de grands yeux noisette. Elle me tend un papier, C’est le code d’accès internet, si vous voulez vous connecter.
Est-ce que ma réponse tarde à venir ? mon regard à se défaire de sa surprise ?
Elle ajoute La personne de l’association
avait indiqué que vous aviez besoin d’internet. Il y a une salle en bas où vous
pouvez vous connecter. Elle porte au
menton le trait blanc d’une petite cicatrice. Je souris, Mon
amie a la même – du doigt je désigne la cicatrice. A son tour elle sourit, Oh ça, c’est un souvenir d’enfance... On est
intrépide quand on est jeune... Elle porte un tablier bleu marine dont
dépasse le bout de sandales de cuir noir. Un silence. Je ne puis le lui dire
mais elle est jolie. Elle a un visage adolescent, qui prend la lumière. Vous êtes écrivain, c’est ça ? Je lui
explique les romans, les ateliers d’écriture, la balade littéraire. J’approche
la chaise, Mais ne restez pas debout,
entrez cinq minutes. Elle fait signe que non, ses cils battent vite, on
l’attend au secrétariat. C’est quand,
cette promenade ?
Dimanche. Le groupe se forme au coin de la basilique. Une
quarantaine de personnes, beaucoup aperçues la veille lors de la rencontre à la
Maison Jules Roy. Et puis elle. Elle a délaissé le tablier, porte la longue
robe bleu gris de son ordre. J’ai appris qu’elle s’appelle Maria, sœur Maria.
Mais sœur, je ne pourrai jamais. Elle se tient à l’arrière. Je fais les dix
mètres et lui prends la main – je sais, ça ne se fait pas – Finalement vous êtes restée aussi intrépide
qu’à dix ans ? Elle rit, Pourquoi
vous me dites ça ? Ben, parce que vous êtes là... Elle se tait. Son silence
vaut aveu.
Chaque halte est pour moi l’occasion d’évoquer l’univers
littéraire d’un écrivain vézelien et une histoire d’amour – fictive, sauf la
première et la dernière qui sont d’ailleurs la même – parfois en termes crus
car je les fais répondre à l’esprit des auteurs du lieu et Bataille par exemple
disait les choses sans ambages. Silence attentif des baladeurs. J’observe souvent
Maria quand je ne lis pas. Elle a le visage fervent et lumineux. Une heure plus
tard la promenade s’achève. Le groupe demeure cinq bonnes minutes sur place, à
bavarder avec bonheur. Lucile s’éloigne d’un pas rapide, les cloches annoncent
l’office.
Dans l’après-midi je reviens à ma chambre et m’allonge.
Bientôt j’entends frapper. C’est elle. J’espère
que je ne vous ai pas scandalisée, dis-je sitôt ouvert. Et pourquoi scandalisée ? Elle entre et
s’assied. Elle prend le livre au coin du bureau, « Blés », mon dernier roman.
Elle observe en silence l’image de couverture et Je peux ?, tourne les premières pages. Je me tais. Je détaille son
visage aux traits fins. Elle a un petit nævus ocre foncé sur la joue droite.
Jolie, vraiment. Elle est de ces femmes que l’on peut aimer au premier coup
d’œil mais pas désirer, pas si vite, car quelque chose vous dépasse. Elle lit
le premier chapitre, lève les yeux et dit C’est
très beau. Elle lit : « Car tout
ceci, enfin, pourrait-il se
dénouer sans qu’on en
comprenne le sens ? » Elle ferme le livre et soupire C’est exactement la question qui m’a faite ce que vous voyez.
Et elle se confie sereinement à moi qui pourrais être son
père.
Elle parle de son enfance – son prénom est Lucile, à cause,
dit-elle, d’une chanson... – de la naissance de sa vocation, comment
l’inconcevable a pu naître en elle, à quel point, brillante lycéenne, elle a
résisté à cet appel – je crois même qu’elle dit lutté – avant, peu à peu, de se
persuader que là était sa voie. Connaissez-vous
Jean Sulivan ? demande-t-elle soudain... Sulivan ! Il a été, dans les
années 60, le premier écrivain dont j’ai dévoré les livres. Je cite « Le plus
petit abîme », elle me prend les mains : Alors,
vous savez bien. Vous comprenez pourquoi ce matin tous vos mots d’amour ont
résonné en moi. A cet instant, oui, je ressens un débordement du cœur qui
me prive de mes mots. Elle dit Restons
sans rien dire, voulez-vous ? et ferme les yeux. Elle a un visage de Madone
et je demeure sans voix, empli d’un bouillonnement qui, en d’autres
circonstances, aurait rapproché mes lèvres de son front. Et, peut-être, de sa
bouche.
Quand elle rouvre les yeux, elle sourit encore. Elle se lève
et ouvre la porte. Elle a un geste d’au-revoir de la main, Merci pour cette belle rencontre et sort. Comme j’avance la main
pour la retenir, elle dit encore, citant la fin de mon premier chapitre, Rassurez-vous, « Il n’est pas possible,
jamais, que ce qui fut n’ait pas été », je sais que vous comprendrez ce que je
ne dis pas...