Notre blog a déjà donné l'an passé la parole à un ami de RVLE,
critique d'art, Christian Limousin. Nous espérons de lui d'autres textes
encore.
Aujourd'hui, c'est à un ami écrivain que nous donnons la plume : Dominique
Drouin, qui est déjà intervenu plusieurs fois lors de rencontres et débats de
notre association. Il nous promet de prochaines chroniques.
Écrire en climat belliqueux
À croire d'autorisés avis, à constater
d'assises notoriétés, la guerre serait l'obscur terreau des chefs-d'œuvre de la
littérature. Et ce ne sont pas les grands noms dont bruissent les mousses
murales de Vézelay qui l'infirmeront - à tel point, me disais-je à part moi
(donc aparté resté jusqu'alors confidentiel), que la guerre (la Première Guerre
Mondiale, la grande, et la Seconde Guerre Mondiale, drôle au début, paraît-il !) a pu m'apparaître comme la zone réservée, le terrain âprement disputé, puis
le pré carré généreusement ensemencé par ces grands écrivains (dont, un rien
iconoclaste, je me suis parfois surpris à soupçonner - et, vraiment, je devrais
garder ça pour moi - qu'ils y ont vu la piste d'envol de leur esprit à qui, sans
cela peut-être, il eût manqué la gravité nécessaire, plomb dans la cervelle
qui, tout lestant qu'il soit, n'en assure pas moins meilleure portance aux
ailes du génie).
L'adversité (la guerre, mais on peut le
dire tout autant, me semble-t-il, de la dictature) serait le meilleur engrais
pour la végétation littéraire. Elle élèverait les plus beaux esprits en les
inclinant à penser profondément.
Alors soit ! Le conflit confine le corps
mais donne du champ à l'esprit.
Et ce n'est pas cet article qui le démentira
:
Allez, une fois n'est pas coutume, je
ferai pourtant la fine bouche et y regarderai de plus près !
En ne retenant, malicieusement (mais
honnêtement, puisque chacun d'eux m'est servi, comme sur un plateau d'argent,
en premier de chaque liste dévidée dans l'article), que deux noms parmi ceux
cités par notre blogueur. En m'appuyant sur la connaissance que j'ai de leurs
œuvres.
Marcel Proust
Rappelons les échecs puis le long semis
qu'ont nécessité les premières pousses de "La Recherche". Mais en
1913, l'essentiel de l'œuvre est écrite, du moins les deux pavés qui la
borneront : temps perdu et temps retrouvé.
La guerre ici ? Éditorialement, elle
amène à différer la parution de l'après "Swann". Narrativement, elle
se cantonne à un épisode inséré après coup dans "Le temps retrouvé". Bref, dans l'œuvre finale, la lente
mutation d'une société est très sensible ; la guerre, en revanche, y reste
anecdotique.
Dès lors, difficile à moins de mauvaise
foi, de dire que le climat belliqueux a été l'aiguillon du génie de Proust.
Ironie de l'histoire, qui plus est :
quand "À l'ombre des jeunes filles en fleurs" reçoit, en 1919, le
prix Goncourt, c'est en l'emportant d'une courte tête sur "Les croix de
bois", livre de guerre s'il en est, de Roland Dorgelès. Le jury lassé
a-t-il donc été insensible aux sirènes de la guerre ? Inutile, bien sûr,
d'insister sur les mérites respectifs de l'œuvre de Dorgelès et de celle de
Proust, dont on voit mal, décidément, en quoi elle pourrait répondre à ce souci
de "domestiquer la folie d'un monde occupé à se suicider"...
Milan Kundera
tchèque, il vit d'abord à Prague où il
essuie bien des tracasseries avec le régime prosoviétique, dans une Europe où
il est aisé de diagnostiquer la folie "d'une nature humaine"...
"s'étripant lors de conflits ravageurs". Car le climat tchécoslovaque
n'est pas vraiment à l'irénisme. "La Plaisanterie", notamment, nous
révèle une situation politique où la prégnance collectiviste s'insinue jusque
dans l'expression privée, objet elle aussi d'une surveillance obstinée.
En 1975, Kundera s'installe en France.
Il y commence par enseigner, à Rennes. Pourtant, selon notre blogueur, Kundera,
quoique grand, ne pèserait "pas bien lourd" à côté de chaque nom de
la liste des écrivains-du-temps-de-guerre. Quel réactant manquerait-il donc à
Kundera, lui qui vivait pourtant en solvant hostile ?
En vérité, ce n'est plus avec la lunette
de Galilée qu'on observe aujourd'hui les étoiles : n'escamotons donc pas l'axe
temporel dans nos appréciations. L'adage qui veut qu'un bon écrivain soit un
écrivain mort reste valable, lui.
En clair (si je puis encore l'être),
laissons à la postérité le soin de tamiser la littérature contemporaine pour nous
aider à juger de l'intérêt des œuvres qu'elle aura produites. Non, ce n'est pas
la guerre qui a fait le terreau propice à l'émergence des grandes œuvres de la
première moitié du XXème siècle, ce sont des individualités particulières, des
idiosyncrasies qui, au mieux, ont été révélées par les circonstances. Ce qui
fait la différence de poids, aujourd'hui, entre l'œuvre de Proust et celle de
Kundera, ce n'est ni le terrain historique de leur édification, ni leur valeur
intrinsèque : c'est le temps.
L'une n'a pas encore eu le temps de
s'affirmer comme une œuvre majeure. Et c'est le temps qui la fera telle, ou
pas.
Dominique Drouin