Lettre à Blanche
Blanche, les messageries numériques,
vous le savez, ont rendu l’âme. C’est dire qu’elles en avaient, mais on ne sait
pas quand elle leur sera restituée. Gageons que nos ingénieurs sont à pied d’œuvre
pour identifier le mal et le résorber. Il se peut même que la guérison soit
effective avant que je ne finisse cette lettre.
En attendant, chère Blanche (blanche
comme la page que je vais noircir sous vos yeux), nous voici tenus à la missive
à l’ancienne, qui est au courriel ce qu’est la malle-poste à l’avion
supersonique. Et voici que j’en goûte les charmes désuets, venus d’un temps où
la beauté était encore une valeur. Mais peut-être ce temps révolu n’est-il qu’un
mythe formé dans nos têtes par l’art dont nous sommes nourris.
L’art, décidément, seul à pouvoir
magnifier jusqu’au mesquin de toute vie !..
Tenez, hier, parti à vélo faire quelques
courses à Luzy, je goûtais une pause méridienne sur les bords, ourlés de
roseaux et de coassements batraciens, de l’Alène – le filet d’eau qui ventile la
petite ville. Des jeunes filles d’âge scolaire y étaient également, jouant à
des riens ou bien se reposant sur la pelouse, sous le gros tilleul.
Je les voyais, les entendais un peu,
distrait par la beauté des rives, et je pensai à cette scène dans "À la
recherche du temps perdu", filmée par Nina Companeez (film que,
pardonnez-moi, je n’ai pas la force de défendre), où le narrateur se trouve
environné du babil délicieux de jeunes filles qui le sont tout autant. Mais ce
ne fut que pour noter le cruel écart entre cette évocation impromptue et ce que
je voyais là et entendais de banalité, voire de vulgarité. De platitude, du
moins, que seul l’art en effet (Proust a bien raison) eût pu racheter.
Un tableau de maître de ces mêmes jeunes
filles, un texte littéraire ou une séquence cinématographique (non, pas Nina
Companeez, je m’en suis déjà excusé) les mettant en scène les eussent projetées
dans un ailleurs de beauté, et fait d’elles des demoiselles d’anthologie.
Si l’art existe, c’est donc bien parce
que la vie ne peut suffire.
Puis le silence soudain aurait pu être
virgilien, s’il n’avait été olympien : les trois jeunes filles, bustes relevés,
accoudées sur l’herbe s’étaient tues. Chacune fascinée par le petit objet
lumineux qu’elle avait en mains et sous ses yeux éblouis. Jupiter, délaissant l’orage
à l’ancienne avait emprunté l’onde numérique pour les transformer, eût-on dit,
en autant de Io, génisses qu’elles étaient là, couchées sur l’herbe, la tête
au-dessus du ratelier où elles puisaient sans bruit leur fourrage numérique,
les mines enlaidies par tant de vulgaire avidité à s’en repaître…
Leurs pouces pourtant s’activaient au
bout de leurs avant-bras fléchis et, comme en une métamorphose, l’image
changea, et ce fut trois mantes religieuses que je vis.
Mais j’arrête là de tourner mon kaléïdoscope ovidien :
mon poignet se fatigue.
Bref, je quittai les lieux la mort dans
l’âme puis enfourchai ma bicyclette.
Attendons, chère Blanche, que circulent
à nouveau les flux électroniques : en plus de vous écrire à nouveau, je me
repaîtrai alors de cette séquence filmée par Nina Companeez.
Dominique Drouin