Professeur
agrégée de Lettres Classiques, Marie-Hélène Lafon enseigne à Paris.
Elle
commence à écrire en 1996, son premier roman, Le Soir du chien, a reçu
le prix Renaudot des lycéens en 2001.
Histoires obtient le prix Goncourt de la nouvelle en 2016.
En
2015, L’Annonce, téléfilm produit par Arte, est adapté de son roman éponyme de 2009.
Ouvrages :
Le
Soir du chien : roman, éditions
Buchet/Chastel, Paris, 2001 ; Réédition, éditions du Seuil, coll
« Points » 2005.
Liturgie : nouvelles, éditions Buchet/Chastel, Paris,
2002.
Sur
la photo : roman, éditions
Buchet/Chastel, Paris, 2003
Mo : roman, éditions Buchet/Chastel, Paris, 2005.
Organes : nouvelles, éditions Buchet/Chastel, Paris,
2006
Les
Derniers Indiens : roman,
éditions Buchet/Chastel, Paris, 2008.
La
maison Santoire : roman, éditions
Bleu autour, 2008.
L’Annonce : roman, éditions Buchet/Chastel, Paris, 2009.
Gordana, illustré par Nihâl Martli, nouvelle, éditions du
Chemin de fer, Paris, 2012.
Les
Pays : roman, éditions Buchet/Chastel,
Paris, 2012.
Album : éditions Buchet/Chastel, Paris, 2012.
Traversée : éditions Créaphis, coll « Paysages
écrits » Facim, Paris, 2013.
Joseph : roman, éditions Buchet/Chastel, Paris, 2014.
Joseph : roman, éditions Buchet/Chastel, Paris, 2014.
Histoires : nouvelles, éditions Buchet/Chastel, Paris,
2014.
Chantiers : éditions des Busclats, Paris, 2015.
Roger Wallet, qui s'entretiendra avec elle, a écrit sur son dernier livre Chantiers, un texte paru dans la revue Les années début 2016. Nous le publions:.
MARIE-HELENE LAFON
“A L’ETABLI”
De tous les livres que j’ai lus en 2015, celui-ci est le plus
important car il révèle, de l’intérieur même de sa langue, le parcours
d’écriture de Marie-Hélène Lafon, dont Les
Années ont suffisamment dit qu’elle était de ces auteurs dont tous les
livres comptent. à la fois par la fable et par l’argument, par le “récit” et
par les “épaisseurs de temps” (Claude Simon) que chacun met à jour. Je ne
saurais dire la même chose d’auteurs que j’affectionne, tels Modiano, Claudel
ou Trassard : ils nous livrent les objets admirablement ouvragés mais ne
révèlent rien de leur “travail d’atelier”. Ici, délibérément, MHL nous ouvre
les portes de sa “fabrique d’écriture”. Comment résister au plaisir de citer
tant paraissent maladroits les mots que l’on aligne pour en parler ? Mais telle
est la tâche de ces chroniques et la citation qui suit me semble éclairer à la
fois le projet de ce livre et l’ambition de l’écriture de MHL :
“Ma place est à l’établi, où ça
fermente, où je fomente. Je fomente et ça fermente. C’est long, c’est patient,
c’est têtu, ça me traverse, c’est opaque et bouleversant, opaque et éclatant à
la fois [...] J’érige le texte et je le tisse, et le texte avec son jet, avec
ses plis, remonte des steppes longues des silences entassés par les générations
et les lignées qui m’ont précédée.”
Reprenons au début pour bien cadrer les choses. “Chantiers” est un
recueil de neuf textes – le terme “nouvelles” serait inconvenant – qui évoquent
les traces de l’écriture dans l’enfance et l’adolescence, la naissance
incoercible (bien que “tardive”, 34 ans) du besoin d’écrire, quelques livres
comme autant de jalons dans ce qui se dessine véritablement comme “une œuvre”,
la rencontre décisive de textes et d’auteurs : Claude Simon, la trilogie
Michon-Millet-Bergounioux et Flaubert “for ever” (titre du pénultième texte).
Les “dessous” de la littérature, diraient les médias ; je dirai, pour me situer
dans les mots de l’auteure, “ce qui fait
ventre” dans son écriture.
La patience, le temps et la
lumière
Ecrire, pour cette fille de petits paysans du Cantal, “c’est pas du rôti” (texte 1). Pour
passer d’une ferme au bord de la Santoire à l’agrégation de grammaire, il faut
s’être sentie “humiliée” (qui vient
de humus, le sol, nous
rappelle-t-elle) dans sa chair et spoliée de son ordinaire avenir. Quand elle
ressent ça, avant de le comprendre, elle s’y met avec “l’énergie de la besogne”. A l’école primaire elle dévore la
grammaire, qui “commence avec le
déchiffrement du monde”, et l’orthographe, dont les outils “ne sont ni lourds ni froids, on les porte
en soi, on ne va pas les chercher à tâtons, avec au creux du ventre la peur de
ne pas les trouver” (“Papa lit, maman coud”, texte 2). Une évidence qui
l’émerveille et dictera son travail de relecture avant de livrer le texte à
l’édition : travail sur l’adjectif dans “L’annonce” (2009), sur la subordonnée
(“Les pays” ?), ailleurs sur l’indéfini “on” ou sur le conditionnel. Et cette
confession qui détonne furieusement dans l’époque : “J’ai passionnément aimé l’exercice de la dictée qui vous met au corps
à corps avec la langue, vous immerge en elle, on est assailli, on est aux
aguets, acculé à faire feu de tout bois pour déjouer les pièges”.
La dimension du temps dans l’écriture s’exprime aussi, évidemment,
dans l’attachement de MHL au Cantal natal et à ce qui forgea les générations
antérieures : le travail de la terre. On songe ici à “Joseph” (2014) qui, dans
sa mise en avant d’un ouvrier agricole, rappelait à quel point – et
l’expression est souvent employée dans ce livre comme dans toute son œuvre –
les mots sont incarnés, les mots sont de la matière vivante, de la chair, elle
écrit “de la viande”. Mais on trouve
déjà la même intention dans les filiations au cœur de son tout premier texte,
“Liturgie” (1996) : elle aurait attendu de comprendre cela pour se lancer dans
l’écriture... “Il faudrait que les livres
que je tends à écrire remontent du silence des générations comme on remonte le
cours d’une rivière ; on remonterait le cours d’une rivière et on ne trouverait
pas la source, jamais, on ne serait même pas bien certain de la chercher ; de
chercher, la source, il n’y aurait pas de source ; il y aurait le geste et
l’élan du corps, il y aurait la patience, le temps et la lumière [...] il y
aurait la mort et la chaleur du sang.”
Le rôle du temps est aussi pour beaucoup dans le travail du
lecteur, j’y reviendrai. Elle l’explicite dans “Avançons” (texte 7). Sans doute
pour ses études, elle lit Claude Simon, “Route des Flandres”. Un échec total : “Je m’efforce, je tente, je m’applique, je
m’applique plus que je ne lis, je m’engloutis, je m’ennuie, je me perds, je
m’obstine, j’en termine comme on s’acquitte d’un pensum ; et voilà, il ne s’est
rien passé ou à peu près rien”.
Seconde lecture du même, “L’Herbe” : “Très vite je ne cherche plus à tout comprendre, à nouer, renouer,
dénouer les fils narratifs [...] je laisse faire, je me laisse faire [...] je
suis emportée et traversée ; c’est d’abord une expérience organique, une
affaire de sens, tous, les cinq et beaucoup d’autres ; c’est brutal, c’est
bestial, et en même temps d’une douceur qui me bouleverse”.
Tertio, “La Chevelure de Bérénice” : “Une voie s’ouvre pour moi dans le texte de Claude Simon, un chemin se
fraie qui donne accès, le verbe se fait chair [ ...] Le monde surgit, il
s’incarne, convoqué, épais, fluide, immédiat, suave et impérieux”.
Puis “Le Tramway” et “L’Acacia” : “Je peux sentir pour la première fois, sentir au sens de humer,
flairer, ce qu’il y a de terre dans les textes de Claude Simon [...] La trace
textuelle de Claude Simon serait une autre voie lactée suspendue au ciel de nos
bibliothèques, toute semence répandue à la surface de nos consciences”.
Ecriture et lecture, double
jouissance
La lecture joue un rôle très important dans l’écriture, et je ne
parle pas ici de la question rebattue des “influences littéraires” mais de
l’acte physique de lire. MHL explique que, dès son premier texte, la relecture
à voix haute s’est imposée à elle :
“... nécessaire pour ajuster la chose, phrase à phrase, mot à mot. Le corps dans l’écriture et le corps à corps dans l’écriture, c’est aussi cet exercice crucial et charnel [...] Je ne sais rien faire d’autre pour ajuster le tir verbal que dire et dire à voix haute, recommencer, relire et redire, et donc émettre le texte par le corps, avec lui, soumettre le texte au risque de l’air, de sa densité, le tendre, le pousser, l’ériger, le respirer, le humer, l’expectorer [...] l’extrailler...” (“Ceci est mon corps”, texte 3)
“... nécessaire pour ajuster la chose, phrase à phrase, mot à mot. Le corps dans l’écriture et le corps à corps dans l’écriture, c’est aussi cet exercice crucial et charnel [...] Je ne sais rien faire d’autre pour ajuster le tir verbal que dire et dire à voix haute, recommencer, relire et redire, et donc émettre le texte par le corps, avec lui, soumettre le texte au risque de l’air, de sa densité, le tendre, le pousser, l’ériger, le respirer, le humer, l’expectorer [...] l’extrailler...” (“Ceci est mon corps”, texte 3)
Elle utilise une autre image pour évoquer ce qui se joue entre
écriture et lecture, entre écrivain et lecteur (“Avançons”, texte 7) : la page
comme palissade ; le premier, l’auteur, fait le spectacle et donne à voir ce
qu’il a dans son “établissement textuel” ; le second joue le rôle d’un “voyeur”
un peu particulier : il est à la fois “absolument
pris saisi enfoncé roulé dans le sable et le goudron textuels” “ET
impérieusement campé dans le fortin de sa conscience éclaboussée, embusqué à
l’abri de son regard, jouissant du dispositif et de la savante perspective
fermement déployée”.
Et quand on est les deux, non pas à la fois mais successivement,
l’écrivain n’en sort pas indemne : “Ma
conscience de lectrice avance par poussées térébrantes et, ce faisant, je suis
traversée et submergée [...] Je vais au texte et il vient à moi, je l’incorpore
et il m’avale, je m’enfonce et il s’enfonce. Retournant à l’établi, retrouvant
le chantier d’écriture, ainsi éprouvée, travaillée au corps, je me surprends à
oser davantage certains décrochements narratifs qui disloquent la chronologie,
la retournent, la secouent, la déplient, la déploient...”
Elle exprime merveilleusement sa boulimie des mots dans “Flaubert,
for ever” (texte 8) :
“En manger.
En manger par cœur.
Manger du Flaubert par cœur.
De courtes rasades. Solides. Des
jets. Une poignée de jets têtus, des ronces.
En asséner. En dévider. à ses
amis. à ses amants. à ses élèves. Qui n’en peuvent mais.
S’en réciter à l’intérieur
muettement pour soi quand on ne dort pas, quand on flotte dans le métro, quand
on marche dans la rue. S’en réciter pour la paix et pour la joie.
Être nourrie de, être adossée à.”
Ne serait-ce pas, mot pour mot, ce que l’on souhaiterait écrire
d’un amour fou ? Julien Gracq (“En lisant en écrivant”) me tend la perche :
“Quelle bouffonnerie, au fond, et quelle imposture, que le métier de critique :
un expert en objets aimés ! Car après tout, si la littérature n’est pas pour le
lecteur un répertoire de femmes fatales, et de créatures de perdition, elle ne
vaut pas qu’on s’en occupe”.
LES ANNEES n°71 – Janvier 2016